Magazine Essentiel. : Quel regard portez-vous sur le monde actuel ?
Serge Toussaint : Comme de nombreuses personnes à travers le monde, je suis inquiet. La plupart des pays sont confrontés à une crise sociale et économique majeure : beaucoup d’entre eux sont en guerre ; la pauvreté ne cesse de croître ; l’intégrisme et le fanatisme religieux – notamment à travers l’islamisme – prend de l’ampleur ; les catastrophes naturelles se multiplient et s’intensifient… À moins d’être inconscient, on ne peut que s’interroger sur l’avenir de l’humanité et de la planète.
M.E. : Cela signifie-t-il que vous êtes pessimiste pour le futur ?
S.T. : Non. Il ne faut pas confondre inquiétude et pessimisme. En fait, j’ai foi en l’être humain, car s’il est capable du pire, il est aussi capable du meilleur. Et lorsqu’il exprime le meilleur de lui-même, il fait des choses remarquables et montre qu’il peut se transcender, non seulement dans son intérêt personnel, mais également dans celui des autres et de la société en général.
M.E. : Selon vous, pourquoi le monde est-il dans cet état ?
S.T. : Parce qu’il est devenu trop matérialiste.
M.E. : Qu’entendez-vous par là ?
S.T. : Les progrès de la science et le développement de la technologie ont été trop rapides et ont exalté l’aspect matériel de l’existence au détriment de son aspect spirituel. Ce faisant, nombre de personnes ont perdu le sens des vraies valeurs et recherchent le bonheur exclusivement dans les possessions matérielles et la satisfaction des désirs physiques. Pourtant, force est de constater que la grande majorité d’entre eux ne donnent pas le sentiment d’être heureux.
M.E. : Que voulez-vous dire par « vraies valeurs » ?
S.T. : Précisément, ce sont les valeurs qui font appel à ce qu’il y a de meilleur dans la nature humaine : bienveillance, non-violence, intégrité, générosité, humilité et autres vertus, sans oublier le respect – respect de soi-même, respect des autres, respect de l’environnement. Il est évident que si chacun faisait de ces valeurs le fondement de son existence, le monde irait infiniment mieux.
M.E. : Le mot « vertu » n’a-t-il pas une connotation morale, voire religieuse ?
S.T. : En ce qui me concerne, je lui donne un sens philosophique. Ma référence dans ce domaine reste Socrate, qui considérait que la dignité de tout être humain repose sur son aptitude à manifester dans son comportement les vertus de son âme. Rappelons également que le mot « philosophie » veut dire littéralement « amour de la sagesse » et que la sagesse est indissociable de l’éthique.
M.E. : Vous croyez donc en l’existence de l’âme ?
S.T. : Oui. Je pense que l’être humain ne se limite pas à son corps physique et aux processus mentaux qu’il utilise à l’état de veille. Comme tous les Rose-Croix, je suis convaincu qu’il possède une âme, et que c’est cette âme qui constitue l’essentiel de son être.
M.E. : Et d’après vous, qu’est-ce que l’âme ?
S.T. : C’est l’énergie spirituelle qui anime tout être humain, au sens de « donner vie et conscience ». Elle est parfaite par nature, ce qui explique pourquoi nous sommes effectivement capables d’être généreux, bienveillants, non-violents, etc. Ce que l’on appelle « la voix de la conscience » est également un attribut de l’âme.
M.E. : Dans ce cas, pourquoi les êtres humains sont-ils si imparfaits ?
S.T. : Parce qu’ils n’ont pas conscience de leur perfection latente et ne la manifestent pas à travers leur comportement. Mais tous évoluent graduellement vers cette prise de conscience, parfois au-delà des apparences.
M.E. : Revenons-en à la situation du monde actuel. Comment le rendre meilleur ?
S.T. : Il n’y a pas de “remède miracle” en la matière. Pour rendre le monde meilleur, il n’y a qu’une solution : que chacun s’évertue à devenir meilleur dans son comportement, ce qui nous ramène aux considérations précédentes. Par ailleurs, il faut faire de l’éducation une cause internationale. Celle-ci est en perdition depuis des décennies, d’où la déliquescence des mœurs : violence, irrespect, impudeur, vulgarité… Malheureusement, nombre de parents n’ont pas conscience de ce problème ou n’ont plus les repères voulus pour éduquer correctement leurs enfants.
M.E. : Que faire alors ?
S.T. : Réintroduire la morale à l’école, ou si vous préférez l’éthique, et en faire une matière, une discipline à part entière. En l’état actuel des choses, c’est à mon avis le meilleur moyen de bien éduquer les enfants afin que, devenus parents, ils fassent de même avec leurs propres enfants.
M.E. : Au début de notre entretien, vous avez fait allusion à l’état de la planète. Là aussi, êtes-vous confiant pour l’avenir ?
S.T. : De toute évidence, la Terre – ou plutôt la nature – est gravement malade : pollutions diverses, déforestation excessive, écosystèmes menacés, disparition exponentielle d’espèces végétales et animales, réchauffement climatique… Autant de maux qui menacent la survie de l’humanité. Jusqu’à ce jour, aucune mesure d’ampleur internationale n’a été prise pour remédier à la situation et permettre à notre planète de se régénérer. Cela étant, de plus en plus de personnes, d’associations, de mouvements et autres groupes militent pour une transition écologique. Il faut donc rester confiant.
M.E. : Certains scientifiques disent que le point de non-retour a été franchi, notamment en ce qui concerne le réchauffement climatique et l’un de ses effets majeurs : l’élévation du niveau des mers et des océans. Qu’en pensez-vous ?
S.T. : J’espère qu’ils se trompent ou qu’ils dramatisent volontairement, afin de provoquer une réaction salutaire de la part des peuples et des gouvernements. Toujours est-il que la nature a un très grand pouvoir de régénération et d’adaptation. Pour s’en convaincre, il suffit de songer à l’efficacité avec laquelle elle transmute une marée noire. Si on lui laisse le temps et si on l’aide, elle peut se rétablir progressivement et redevenir un espace vital privilégié pour l’humanité. Il n’est pas trop tard, mais il y a urgence.
M.E. : Que faire pour que l’humanité prenne conscience de cette urgence et agisse en conséquence ?
S.T. : Multiplier les campagnes d’information montrant combien notre planète est malade et en quoi la survie de l’humanité est réellement menacée.
M.E. : Il semblerait, tous pays confondus, qu’une grande partie de la population n’accorde que peu d’importance à l’écologie. N’est-ce pas inquiétant ?
S.T. : Si c’est vrai, c’est effectivement préoccupant. Je pense surtout que de nombreuses personnes sont davantage préoccupées par les difficultés auxquelles elles sont confrontées dans leur vie quotidienne que par l’état de la planète. Lorsqu’on est au chômage ou qu’on manque de moyens pour vivre ne serait-ce que normalement, le problème de l’environnement peut sembler secondaire. Dans la plupart des pays, la crise économique occulte la crise écologique, ce qui ne fait qu’aggraver les choses. Mais qu’on le veuille ou non, nous devons, individuellement et collectivement, changer notre mode de vie.
M.E. : C’est-à-dire !
S.T. : La plupart des sociétés modernes, sinon toutes, ont fait de la consommation et de la croissance les fondements de l’économie. Si elles continuent dans cette voie, il viendra un moment – et il n’est pas si éloigné – où notre planète ne pourra plus répondre aux besoins de l’humanité, d’autant plus que la population mondiale ne cesse de croître. Les ressources naturelles ne sont pas inépuisables et ne peuvent être partagées à l’infini. Nous devons donc apprendre à consommer moins et mieux, et à ne plus produire dans le seul but de produire. Cela suppose de mettre fin au consumérisme et à son corollaire : le matérialisme.
M.E. : N’est-ce pas quelque peu contradictoire avec ce que vous avez dit précédemment à propos de ceux qui n’ont pas les moyens de « vivre normalement » ?
S.T. : Non. On doit évidemment permettre à ceux qui sont dans le besoin de se procurer le nécessaire pour vivre correctement. Mais il faudrait que ceux qui ont les moyens de consommer, et même de surconsommer, se montrent plus raisonnables et cessent cette surenchère à la consommation. Cela nécessite un profond changement dans les mentalités et une tout autre approche du bonheur.
M.E. : Précisément, quelle est votre conception du bonheur ?
S.T. : C’est un sujet très vaste qui mériterait un long développement. Je pense que le bonheur est un état qui nécessite plusieurs conditions : avoir suffisamment de moyens financiers, disposer d’un logement décent, jouir d’une bonne santé, avoir une passion, suivre un idéal, aimer et être aimé… Mais de mon point de vue, la plus essentielle est la spiritualité.
M.E. : Pouvez-vous préciser ?
S.T. : Comme je l’ai déjà dit, le monde est devenu beaucoup trop matérialiste. Pratiquement tous les domaines de l’activité humaine sont conditionnés – pour ne pas dire pervertis – par l’argent, et le culte du corps et des apparences est devenu culturel. Mais on voit bien que ce mode de vie ne rend pas les gens vraiment heureux ; au mieux, ils ont l’illusion de l’être. Je pense que le vrai bonheur, celui auquel nous aspirons au plus profond de nous-mêmes, repose avant tout sur une quête intérieure.
M.E. : Mais encore ?
S.T. : D’un point de vue rosicrucien, le bonheur est un état d’âme, et c’est cette dernière qui nous incite à le rechercher. C’est pourquoi on ne peut le trouver qu’en répondant à ses aspirations.
M.E. : Et selon vous, quelles sont-elles ?
S.T. : D’une manière générale, elles correspondent aux situations qui font naître en nous des sentiments fondés sur les vertus auxquelles je me suis référé précédemment. En raison même de sa nature, l’âme humaine aspire au bien. C’est donc en faisant le bien qu’on a le plus de chance d’être heureux.
M.E. : Que veut dire « faire le bien » ? N’est-ce pas une notion arbitraire ?
S.T. : Certes, mais comme j’ai l’habitude de le dire, il y a des comportements fondamentalement positifs et d’autres fondamentalement négatifs. À moins d’être de mauvaise foi ou de n’avoir aucune éthique, comment ne pas faire la différence entre l’amour et la haine, la bonté et la méchanceté, la tolérance et le sectarisme, la générosité et l’égoïsme… Or, nous avons le libre arbitre et pouvons opter pour des comportements plutôt positifs que négatifs. C’est ce que les Rose-Croix s’évertuent à faire en application de leur enseignement et de leur philosophie.